Littérature

Ici a commencé pour moi ce que j'appellerai l'épanchement du songe dans la vie réelle.
Gérard de Nerval




Sur cette page, quelques textes de :

Gérard de Nerval
Proust
Virgile


À lire également sur le site, les textes de :

Jorge Luis Borgès
Stephen King
Lovecraft
Les rêves ont souvent été associés à la puissance créatrice.
Qui ne s'est jamais endormi avec un problème, pour s'apercevoir au matin qu'il avait comme miraculeusement trouvé la solution ?
Au V° siècle, l'auteur Synésius laissa un rapport très complet sur ce phénomène, qui l'avait aidé à résoudre des problèmes ou à trouver l'inspiration.
C'est dès le XVII°, mais surtout à partir du XIX° que s'est développé l'intérêt pour le rêve.

Les rapports su rêve à la littérature se présentent sous deux aspects :
 le rêve comme puissance créatrice, source d'inspiration ;
 le rêve comme sujet.




Charlotte Brontoê raconta que, pour décrire une situation qu'elle n'avait personnellement jamais vécue, elle «y pensait attentivement chaque soir avant de s'endormir, se demandant à quoi cela ressemblait et s'interrogeant, jusqu'au moment (parfois des semaines après que son livre eût été arrêté sur ce point) où elle s'éveillait au matinavec devant elle une vision parfaitement claire des choses, comme si en réalité elle avait fait elle-même l'expérience. Elle pouvait alors reprendre la plume et décrire la chose, mot par mot, telle qu'elle se produisait dans la réalité.»

Source : Biographie de Charlotte Brontoë par Mrs Gaskell





Certaines histoires et poèmes d'Edgar Allan Poe tirent leur thème et leur atmosphère macabre directement des cauchemars de l'auteur.


Le magnétisme (Guy de Maupassant)
Qui de nous, dans ces sommeils troublés, nerveux, haletants, n'a tenu, étreint, pétri, possédé avec une acuité de sensation extraordinaire, celle dont son esprit était occupé Et avez-vous remarqué quelles surhumaines délices apportent ces bonnes fortunes du rêve !
En quelles ivresses folles elles vous jettent, de quels spasmes fougueux elles vous secouent, et quelle tendresse infinie, caressante, pénétrante elles vous enfoncent au coeur pour celle qu'on tient défaillante et chaude, en cette illusion adorable et brutale, qui semble une réalité.



Stevenson, dans son livre «Across the plains», raconte l'évolution de ses rêves. Après une jeunesse dont les nuits étaient peuplées de cauchemars, il passa par une période où il rêva de paysages et de voyages, avant d'entamer une période où il rêvait un peu sur commande, chaque rêve faisant suite à celui de la veille.
À propos de son livre Docteur Jekyll et Mister Hyde, Stevenson raconte comment il se sortit d'une panne d'inspiration :
«Pendant deux jours, j'ai torturé mon cerveau afin de trouver n'importe quelle histoire; et, la deuxième nuit, j'ai rêvé la scène à la fenêtre, et la scène suivante se divisa en deux, au cours de laquelle Hyde, poursuivi pour quelque crime, prit la poudre qui allait le faire changer d'apparence, en présence même de ses poursuivants. Tout le reste fut écrit alors que j'étais éveillé et conscient.»

Stevenson
Suite des témoignages célèbres



Le rêve, thème de littérature
Aurélia ou Le Rêve et la Vie (Gérard de Nerval, 1855)
«Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l'image de la mort; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l'instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l'œuvre de l'existence. C'est un souterrain vague qui s'éclaire peu à peu, et où se dégagent de l'ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres; - le monde des Esprits s'ouvre pour nous. »
Les «portes d'ivoire ou de corne» auxquelles fait référence Gérard de Nerval sont celles de l'Énéide de Virgile (voir ci-contre).
L'Énéide (Virgile)
6, 890 Anchise lui rappelle les guerres qu'il devra mener ensuite,
le renseigne sur les peuples des Laurentes et la ville de Latinus,
et sur divers moyens d'éviter ou de supporter toutes ses épreuves.
Il existe deux Portes du Sommeil; la première, dit-on,
est de corne, et donne un accès facile aux ombres véritables;

6, 895 l'autre est faite d'un ivoire éclatant, et resplendit, mais c'est par elle
que les Mânes envoient vers le ciel des songes trompeurs.
Tout en parlant ainsi, Anchise reconduit à cet endroit
son fils et la Sibylle, et les fait sortir par la porte d'ivoire.
Énée coupe au plus court vers ses navires et retrouve ses compagnons.



À la recherche du Temps Perdu (Proust)
Tout à coup je m'endormais, je tombais dans ce sommeil lourd où se dévoilent pour nous le retour de la jeunesse, la reprise des années passées, des sentiments perdus, la désincarnation, la transmigration des âmes, l'évocation des morts, les illusions de la folle, la régression vers les règnes les plus élémentaires de la nature (car on dit que nous voyons souvent des animaux en rêve, mais on oublie que presque toujours nous y sommes nous- même un animal privé de cette raison qui projette sur les choses une clarté de certitude ; nous n'y offrons au contraire au spectacle de la vie qu'une vision douteuse et à chaque minute anéantie par l'oubli, la réalité précédente s'évanouissant devant celle qui lui succède, comme une projection de lanterne magique devant la suivante quand on a changé de verre), tous ces mystères que nous croyons ne pas connaître et auxquels nous sommes en réalité initiés presque toutes les nuits ainsi qu'à l'autre grand mystère de l'anéantissement et de la résurrection


Le pays où l'on n'arrive jamais (André Dhotel)
Gaspard voyait dans son rêve une ville qui dominait des eaux immenses. De larges avenues s'ouvraient sur des quais inondés de lumière. De hautes maisons bordaient les avenues. Ces maisons furent soudain renversées en arrière, après quoi elles revinrent sur leurs bases et se penchèrent vers l'avant. Gaspard remarquait surtout une mais,on à quarante étages au sommet de laquelle une jeune fille se promenait avec une ombrelle. A chaque oscillation de la bâtisse, la jeune fille manquait de tomber.

Soudain il y eut un mouvement plus brutal, et toutes les pierres se disjoignirent.
La jeune fille disparut au milieu des pierres qui roulèrent dans les avenues et formèrent une sorte de montagne mouvante qui allait s'écrouler sur Gaspard quand il ouvrit les yeux.
Il constata que son propre corps roulait au fond de la barque, et il entendit une longue barre d'écume se briser contre le flanc du yacht.


Le livre de ma mère (Albert Cohen)
Elle allait quitter ma chambre et je l'ai appellée d'une voix hystérique qui me faisait honte dans le rêve.
Elle m'a dit qu'lle avait des choses urgentes à faire, une étoile juive à faire coudre sur l'ours en peluche qu'elle avait acheté pour son petit garçon peu après notre arrivée à Marseille. Mais elle a accepté de rester encore un peu, malgré l'ordre de la Gestapo.
« Pauvre orphelin », m'a-t-elle dit. Elle m'a expliqué que ce n'était pas sa faute si elle était morte et qu'elle tâcherait de venir me voir quelquefois. (...)
Je me suis réveillé et toute la nuit j'ai lu des livres pour qu'elle ne revienne pas.


Le hussard sur le toit (Jean Giono)
Il passa une fort mauvaise nuit.
Il n'y avait que de légères bouffées d'un vent torride et puant. Il rêva qu'il était couché avec un de ses sergents qui lui soufflait à la figure l'haleine d'une infecte digestion de poireaux.
Il essayait de le repousser mais l'autre naturellement grandissait de telle façon qu'avec son souffle il faisait ployer d'énormes châtaigniers piémontais.


L'Enfant de la haute mer (Jules Supervielle)
Marins qui rêvez en haute mer, les coudes appuyés sur la lisse, craignez de penser longtemps dans le noir de la nuit à un visage aimé. Vous risqueriez de donner naissance, dans des lieux essentiellement désertiques, à un être doué de toute la sensibilité humaine et qui ne peut pas vivre ni mourir, ni aimer, et souffre pourtant comme s'il vivait, aimait et se trouvait toujours sur le point de mourir, un être infiniment déshérité dans les solitudes aquatiques...


Le mariage du ciel et de l'enfer (William Blake)
Vision mémorable.
J'étais dans une imprimerie, en Enfer, et je vis la méthode par laquelle est transmis, de génération en génération, le savoir. Dans la première chambre, était un Dragon-homme, balayant les gravats à la bouche d'une caverne ; à l'intérieur, plusieurs dragons approfondissaient la caverne.
Dans la seconde chambre, était une vipère enroulée autour du roc et de la caverne, et d'autres ornant celle-ci avec de l'or, de l'argent et des pierreries.
Dans la troisième chambre, je vis un aigle, dont les ailes et les plumes étaient d'air; et il rendait l'intérieur de la caverne infini; alentour, nombre d'aigles, pareils à des hommes, édifiaient des palais sur les rocs immenses.
Dans la quatrième chambre, des lions de flamme ardente tournaient furieux, et fondaient les métaux en fluides vivants.
Dans la cinquième chambre, des formes sans nom jetaient les métaux dans l'espace. Ceux-ci étaient reçus dans la sixième chambre par des hommes ; ils y prenaient ]'aspect de livres et formaient des bibliothèques.


La nausée (Jean-Paul Sartre)
Est-ce que je l'ai rêvée, cette énorme présence ? Elle était là, posée sur le jardin, dégringolée dans les arbres, toute molle, poissant tout, tout épaisse, une confiture. Et j'étais dedans, moi, avec tout le jardin J'avais peur, mais j'étais surtout en colère, je trouvais ça si bête, si déplacé, je haïssais cette ignoble marmelade. Il y en avait, il y en avait ! Ça montait jusqu'au ciel, ça s'en allait partout, ça remplissait tout de son affalement gélatineux et j'en voyais des profondeurs et des profondeurs, bien plus loin que les limites du jardin et que les maisons et que Bouville, je n'étais plus à Bouville, ni nulle part, je flottais. Je n'étais pas surpris, je savais bien que c'était le Monde, le Monde tout nu qui se montrait tout d'un coup, et j'étouffais de colère entre ce gros être absurde.
On ne pouvait même pas se demander d'où ça sortait, tout ça, ni comment il se faisait qu'il existât un monde, plutôt que rien. Ça n'avait pas de sens, le monde était partout présent, devant, derrière.
Il n'y avait rien eu avant lui. Rien.


Le rêve de l'escalier (Dino Buzzati)
Un échelon, deux échelons, trois échelons, il en manque encore six pour arriver à ]'étage. La main se tend, cherche, le prochain échelon n'est plus là. A cet instant précis l'échelon sur lequel il appuie le pied gauche vient à lui manquer, il a à peine le temps de saisir des deux mains l'unique échelon restant, et de s'y mettre dangereusement à califourchon. Il ne peut plus bouger de là, il ne pourra plus jamais bouger. plus jamais.
Et qui viendra à son secours ?
Alors il appelle au secours.
Oh ! s'il pouvait.
Bien qu'il y mette tout son souffle, aucun son ne sort de sa gorge.
Au secours, au secours !
Avec horreur il se rend compte que le barreau sur lequel il est recroquevillé s'affaisse sous lui lentement, comme s'il était devenu de caoutchouc.
Il s'agrippe désespérément à l'attache, il serre les genoux sur le tronçon flasque, mais il sait que tout est inutile.
Il m'appelle : « Dis-moi, dis-moi. c'est un rêve, n'est-ce-pas ?
Si c'est un rêve, le moment du réveil viendra.
C'est un rêve n'est-ce-pas ? »
Moi : « Bah ! on verra plus tard. »


(Henri Michaux)
Toute la longue nuit, je pousse une brouette... lourde, lourde.
Et sur cette brouette se pose un très gros crapaud, pesant... pesant et sa masse augmente avec la nuit, atteignant pour finir l'encombrement d'un porc.
Pour un crapaud, avoir une masse pareille est exceptionnel, garder une masse pareille est exceptionnel, et offrir à la vue et à la peine d'un pauvre homme qui voudrait dormir, la charge de cette masse est tout à fait exceptionnel.


Crime et châtiment (Dostoievski)
Soudain, un craquement sec retentit, pareil à celui d'un éclat de bois qui se brise, puis tout redevint muet. Une mouche s'éveilla et vint en volant donner contre la vitre ; on entendit son bourdonnement plaintif.
Au même instant, il crut remarquer dans le coin, entre la petite armoire et la fenêtre, un manteau pendu au mur. « Que vient faire un manteau ici ? songea-t-il, il n'y était pas auparavant... »
Il l'écarta avec précaution de la main, et vit une chaise et, sur cette chaise, dans le coin, une vieille pliée en deux, la tête inclinée, si bien qu'il ne pouvait apercevoir son visage, mais c'était bien elle. Il resta un moment immobile à ses pieds.
« Elle a peur », songea-t-il en dégageant tout doucement sa hache du noeud coulant, puis il frappa une fois, puis une seconde, la vieille à la nuque. Mais, chose étrange, elle ne remua même pas sous les coups, on l'eût crue de bois.
Il prit peur, se pencha davantage et se mit à l'examiner, mais elle inclinait encore plus la tête. Alors, il se baissa jusqu'au sol et la regarda de bas en haut.
Ce qu'il vit l'épouvanta. La vieille riait ; elle se tordait dans un rire silencieux qu'elle essayait d'étouffer de son mieux.


Journal (Franz Kafka)
J'ai rêvé aujourd'hui d'un âne qui avait quelque chose du lévrier et se montrait très circonspect dans ses mouvements. Je l'ai observé de près parce que j'étais conscient de la rareté du phénomène, mais je n'ai gardé que le souvenir de ses minces pieds d'homme, lesquels, à cause de leur longueur et de leur symétrie, décidément ne me plaisaient pas. Je lui tendis des touffes fraîches de feuilles de cyprès vert foncé qu'une vieille dame zurichoise venait de me donner (tout cela se passait à Zurich), il n'en voulut pas et se borna à les flairer légèrement. Mais quand je les eus laissées sur une table, il les dévora si complètement qu'il n'en resta plus qu'un noyau à peine reconnaissable dont la forme évoquait celle d'une châtaigne. Plus tard, le bruit courut que cet âne n'avait encore jamais marché à quatre pattes, qu'il se tenait toujours debout à la mode humaine, montrant sa poitrine aux reflets d'argent et son petit ventre. En fait, ce n'était pas vrai.


Aurélia (Gérard de Nerval)
J'entrai dans un atelier où je vis des ouvriers qui modelaient en glaise un animal énorme de la forme d'un lama mais qui paraissait devoir être muni de grandes ailes.
Ce monstre était comme traversé d'un jet de feu qui l'animait peu à peu, de sorte qu'il se tordait, pénétré par mille filets pourprés, formant les veines et les artères et fécondant pour ainsi dire l'inerte matière, qui se revêtait d'une végétation instantanée d'appendices fibreux, d'ailerons et de touffes laineuses.

Les rêves sont la littérature du sommeil.
Jean Cocteau