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Cet exemple est un extrait d'un article de Simone Clausse paru dans les "Cahiers de psychologie jungienne", en février 1978.
Ce récit illustre le fait que les rêves peuvent être un outil utile aux thérapeutes. Inversement, cauchemars trop fréquents ou rêves troublants à répétitions peuvent vous décider à vous faire aider par un professionnel. |
Je vais essayer de dégager ce qui s'est passé entre une de mes patientes, jeune femme âgée d'une trentaine d'année, et mol. Le travail fait ensemble s'est étiré sur cinq ans et les quatre ou cinq rêves choisis l'ont été pour leur importance dans la conduite de son analyse.
Cette jeune femme (J. F.) arrive donc chez moi « pour faire une analyse ». Son frère aîné et un confrère de province lui ont dit « qu'il fallait faire une psychothérapie » et le confrère a simplement cherché dans l'annuaire le psychothérapeute le plus proche de son domicile. On ne peut pas dire que la motivation de la patiente soit très « sentiment ». Enfin, elle est là. Le silence s'installant, j'essaie de poser quelques petites questions, auxquelles elle répond avec bonne volonté mais d'une façon très abrupte : ... Elle a un père universitaire et « paranoïaque », une mère toujours fatiguée, malade, deux frères et une soeur. Elle est, ellemême, professeur... J'accepte de la prendre en thérapie - pourquoi ? C'est là sans doute la première manifestation de mon sentiment à son égard. J'étais intéressée, et même émue, par cette apparence triste, froide, figée, indifférente. J'avais un peu l'impression de voir un morceau de bois mais en dessous je pressentais qu'il y avait autre chose, quelque chose qui voulait bouger. Tel était mon sentiment. Elle me touchait quelque part, et peut-être pourrais-je dire (mais c'est ce que je dis maintenant, pas au moment où elle est venue) qu'il me semblait impossible qu'elle soit ainsi, alors qu'il y avait eu deux frères à côté d'elle. Ceci, bien sûr, est en rapport avec mon propre et ancien désir d'avoir un frère aîné. J'accepte donc et nous nous installons dans la succession des séances. Elle venait, régulièrement, mais bien des fois je me suis demandé si elle reviendrait. Elle continuait à ne manifester aucun intérêt ni pour son analyse, ni pour ses rêves. Elle rêvait d'ailleurs fort peu. Quand je sentais que le silence lui devenait par trop insupportable - peut-être était-ce à moi qu'il l'était - je -posais quelques questions et j'appris ainsi peu à peu qu'elle vivait seule, ne voyant ses parents que de loin en loin. Elle avait été obligée de les quitter et de s'installer seule à cause de son métier. Elle n'avait pas d'amis et la relation était aussi difficile avec ses élèves qu'avec ses collègues. En particulier, elle avait toujours très peur de ne pas satisfaire aux normes régissant son activité professionnelle. Pendant cette période, elle rêve : « Je suis dans la voiture de mon père, à côté de lui ; derrière il y a ma sueur et ma mère. Nous arrivons dans un lieu que je ne connais pas, il y a peut-être un super-marché, des magasins, je ne connais pas ce lieu. » Nous parlons un peu de son rêve et elle signale qu'elle n'aime pas ce lieu, ce super-marché. Au premier abord, c'est tout ce que nous retirons de ce rêve. J'étais étonnée de la place qu'elle occupait dans la voiture, et j'ai « poussé » un peu par là : el-le m'a alors, je dirais presque « avoué », qu'elle occupait quelquefois cette place mais que cela la gênait car sa mère ne devait pas aimer cela. « Bien sûr, elle ne m'a jamais rien dit mais je suis sûre que... et c'est normal ». Nous sommes ici dans l'ambivalence « j'aime mais je ne dois pas... » On voit dans ce rêve que la relation avec son père est « surveillée », « contrôlée » par sa mère et sa soeur (qui occupe donc la place où elle devrait être elle-même). Et, ce faisant, la voiture arrive dans un lieu qui est pour elle banal, collectif et ordinaire (le supermarché). Quelques mois après, elle rêve : « Je suis à Paris, avec mon frère aîné, L.... dans une des avenues -qui mènent à la place du Trocadéro, vous êtes là et vous me donnez un duvet ». Elle était enfin un peu étonnée, intriguée, intéressée par ce rêve et se posait des questions. Nous avons pu discuter sur les images. Son frère L. ? C'est le frère aîné, celui qui a fait, et sans doute fini, son analyse. C'est -lui qui l'a un peu poussée à la commencer elle-même. Elle aime bien ce frère aîné. Le duvet « ça tient chaud, c'est agréable ». Le quartier du Trocadéro, cette place ? Elle y est peut-être allée mais c'est tout, elle ne voit pas du tout pourquoi il est question de cette place. Elle n'a rien à voir avec ce quartier. Paris ? Elle y va peu, seulement pour acheter des livres et cela fait très longtemps qu'elle n'a pas eu à y aller. Je me suis souvenu tout à coup que la semaine auparavant je lui avais suggéré d'aller entendre une conférence sur l'inconscient. Je m'étais dit que d'entendre parler d'inconscient, de psychologie, aurait -peut-être un effet bénéfique sur son propre inconscient. Bien sûr, elle n'y était pas allée et j'avais la réponse : nous voyons en effet que quand elle va à Paris, avec ce frère qu'elle aime, c'est-à-dire avec un certain sentiment pour -l'analyse, une certaine demande d'analyse, ce qu'elle y trouve ce n'est pas la conférence ou les livres, donc pas l'intérêt intellectuel, mais le duvet, « ce qui tient chaud ». L'accrochage entre le vécu et le rêve se fait donc sur cette erreur - de ma part. Si nous regardons le rêve dans une autre optique, sur un plan plus profond, si nous passons intégralement sur le plan du sujet, nous trouvons « en elle » : - L.... ce frère aîné, qui travaille loin de ses parents, qui mène sa vie, qui a trouvé une certaine autonomie. Il y a en elle ce sentiment d'autonomie, le mouvement vers l'autonomie. - La place du Trocadéro - une place ronde, avec un élément central. Il y a là une image de centration. Son frère, image d'un sentiment d'autonomie, la conduit vers le centre. - Le duvet : mon duvet, c'est ce qu'elle trouve là, quand elle est centrée, ce qui tient chaud, ce qui est bon pour le corps, le plaisir du corps. Ce duvet est en elle, et je ne suis que l'intermédiaire qui le détient actuellement, je suis en elle l'image de la bonne mère (ombre de sa mère) qui autorise la relation avec le frère. C'est la voie de l'inceste avec le père qui est ouverte, avec toute la charge affective et l'émotion qui lui est attachée. Jung dit dans « Psychologie de l'inconscient » : « Or, dans la famille, c'est le père qui est l'homme et c'est sur lui que se cristallise à l'insu même de la fille le désir de l'homme, or cela constitue un inceste, ainsi une intrigue incestueuse prend-elle naissance.» Plus loin : «le complexe maternel prend sa racine dans l'angoisse de l'inceste.» Mon sentiment était juste. Sous son apparence froide, raide, poile, Inerte, se cachait la sphère de l'affectivité, le monde des affects où les tonalités du sentiment peuvent « sortir », le monde bloqué par le complexe maternel. Nous retombons dans des séances où rien ne bouge, rien ne se passe apparemment. Les rêves sont un peu plus nombreux mais elle est enveloppée « dans mon duvet » et je suis seule. guettant un relâchement, un sourire, un jeu d'expression. Elle m'a raconté, plus tard, beaucoup plus tard, qu'elle avait failli me quitter parce que deux fois de suite, elle avait attendu quelques instants de trop devant ma porte: elle pensait que c'était une façon de lui marquer mon désintérêt. C'est dans cette atmosphère très maternante (d'aucuns diraient « psychothérapique » et non psychanalytique -) que nous sommes arrivés au rêve du vélo : « Je vois dans la rue un vélo et un jeune homme, à côté. Plus loin, derrière, il y a un jardin envahi de ronces et derrière les • ronces, très loin, à peine visible, une maison. » Et de nouveau, elle était intéressée par son rêve... - Qu'est-ce que c'est pour vous ce vélo ? « Oh, mais j'aime beaucoup, J'en fais le dimanche. » Et J'al vu son visage s'éclairer, s'animer, se réveiller. Elle parlait... d'une parole un peu précipitée, mal placée. Et j'ai donc appris qu'elle partait se promener très souvent, et le jeune homme du rêve pouvait ressembler au moniteur qui organisait ces promenades en groupe. - Mais cette rue ? « C'est peut-être ma rue ». - Et cette scène, jeune homme et vélo, dans votre rue ? « Oh non, ça ne s'est jamais produit, je ne comprend pas, je n'aimerais pas que les gens sachent que je fais du vélo, personne n'a à savoir. » Il se révèle qu'elle n'est pas tellement sûre d'avoir le droit de faire du vélo. « C'est un sport de garçon. » L'émotion manifestée en parlant du vélo montre qu'il y a là pour elle un contenu dont la tonalité de sentiment est très grande. Mon rôle, ici, a consisté à reconnaître le pôle affectif, ce qu'elle aime. En faisant du vélo, elle met en mouvement une certaine « énergie ». Non seulement son corps de fille fonctionne mais, en plus, elle rencontre le garçon qui fait fonction de guide : il y a en elle une composante masculine organisatrice en rapport avec le vélo et son corps. Bien que fille elle peut vivre autre chose que la vie de sa mère (enfants, pas de profession, fatigue, etc ... ). Mais cette situation dynamique, positive, est située dans la rue, sa rue, milieu collectif où règnent interdits et permissions et c'est cela qui Introduit la suite du rêve : ronces et maison bien cachée. Les ronces ? « ça gêne, ça pique, ça empêche d'avancer» . Si elle avait un jardin, elle enlèverait les ronces et son père qui aime le jardinage ferait de même. La maison ? Elle ne la connaît pas. Cette maison est certainement une image du Moi, un Moi existant mais bien caché, enfoui ... On voit à travers ce rêve qu il y a en elle la demande et la possibilité de laisser vivre son corps de fille, que ceci la met en rapport avec un masculin organisateur, mais cette démarche est prise dans un collectif, un règlement, et c'est ce qui fait que le jardin intérieur, où la relation sentiment avec son père aurait pu se faire, est encombré : son Moi n'a pas pu et ne peut encore se dégager. Elle aimait le vélo et elle avait manifesté une émotion en parlant de cet engin : il ne m'était pas difficile de sentir combien cette image était positive, c'est-à-dire dynamisante et portant valeur. Elle sortait par là de l'interdit maternel, ce qu'il faut faire ou ne pas faire, et ce que voulait le rêve, c'est qu'elle se donne à fond à ses activités sportives, lesquelles, pourrait-on dire, allaient dans le même sens que le nettoyage du jardin, champ de la relation-sentîment avec son père, contenant donc toutes les possibilités du devenir conscient et de la formation du Moi. Très longtemps après, elle fait un rêve assez long, confus, dont elle ne se rappelle vraiment qu'un passage : « Je suis dans la campagne et je vois deux tombeaux » et elle savait d'une part que c'était en rapport avec son père mais d'autre part que ce n'était pas lui qui était enseveli là. C'est tout ce qu'elle pouvait dire de son rêve. J'ai trouvé assez souvent ce type de rêve, ces images de tombes ou d'enterrement, quand cesse la possession par l'animus. Ce qui était enterré là c'était l'animus maternel interdisant la relation-sentiment avec le père. En effet, à partir de ce rêve, un changement notable s'est effectué. Son attitude a changé, elle parlait, elle s'intéressait à ses rêves, rêvait d'ailleurs beaucoup plus régulièrement, cherchant à l'avance à quel vécu accrocher le rêve. On pouvait même «dlscuter » sur ses rêves : elle n'était plus enveloppée dans le duvet et je n'étais plus seule devant les ronces. Et nous avons pu commencer, je dis bien commencer, à interpréter ses rêves sur le plan du sujet. Un très gros travail d'intégration de l'animus a été possible. Un certain J. a pris de -plus en plus de place dans sa vie, il est apparu dans ses rêves. Une relation amicale s'est établie avec lui. Les rêves de cette période montraient toujours la même ambivalence entre affectif et intellect, et mon rôle consistait toujours à chercher, à choisir la bonne image, l'image positive, l'image dynamisante. Ce n'était pas toujours facile mais nous avancions, doucement. Enfin, après cette longue période de travail, elle fait le rêve suivant : « Je suis dans le bureau de mon père, il y a des fleurs, et par la fenêtre, je vois arriver un garçon sur sa bicyclette, je ne sais pas si c'est R... (son second frère) ou J... (son ami). Il s'approche et c'est bien J... ». Au cours de l'interprétation, elle précise qu'il n'y a jamais eu de fleurs dans le bureau de son père, « Il n'en était pas question » et si ce bouquet est là, il est certain que c'est elle qui l'y a posé. « ça ne peut être que moi». On la voit prendre position : elle a posé un bouquet sur ce bureau. En tant que fille de son père, elle peut lui offrir des fleurs. Elle exprime un certain sentiment à son père. Elle est passée à travers l'interdit maternel et la rencontre avec son père, dans le sentiment, permet à J... d'entrer en scène dans le rêve, et dans sa vie. Ce rêve a été déterminant pour elle dans la relation avec son père : jusque là, ne pouvant le « rencontrer» sur le plan du sentiment, elle avait réussi à s'identifier à lui, échappant ainsi à l'identification à sa mère. Quand sa mère s'était mariée, elle avait renoncé à sa profession et abandonné du même coup toute activité intellectuelle. Elle était donc devenue une femme tranquille, et dépressive, que J.F. connaissait si bien et refusait. On peut dire que pour J.F. le monde se divisait en deux systèmes collectifs : d'une part, les hommes, intelligents et détenant le pouvoir, autonomes et libres. d'autre part, les femmes, passives et plus ou moins malades à cause des maternités, et plutôt inintelligentes... Elle s'était identifiée à l'homme intelligent qu'était son père. Et dans le rêve, elle sortait de cette identification pour le « rencontrer » et pouvoir ainsi rencontrer l'homme, sans être condamnée à vivre la vie de sa mère. Dans le rêve des fleurs, elle a pu récupérer une des plus belles ronces du jardin , elle a réalisé que son père n'était pas « paranoïaque » et qu'elle ne l'avait vu ainsi que dans la mesure où, se vivant comme fille, donc passive, elle le subissait comme détenant le pouvoir sur elle. Plus tard, apparaissaient dans ses rêves deux chiens, au premier abord dangereux mais en réalité inoffensifs et « bons ». Plus tard encore, dans une pièce ressemblant beaucoup à mon bureau, se présentent un chameau et un éléphant : bêtes qui lui paraissent essentiellement positives parce que symboles pour elle d'énergie, de puissance et de dynamisme. Toutes ces forces instinctives (chien, chameau, éléphant) étaient en elle, mals elle ne pouvait les utiliser. Maintenant elle le peut. Elle travaille, organise sa vie ; la relation avec J. s'est développée et elle peut vivre avec lui A la lecture de ces quelques lignes, on peut avoir une impression de très grande facilité, presque de « magie ». Mettons les choses au point : je n'ai gardé que les rêves marquant un passage, un tournant de cette analyse, ce qui m'a permis de mettre en relief quelques étapes. Entre chacun de ces rêves marquants, nous retombions dans un travail long, lent, pénible, difficile, d'où l'affectif enfoui ne se dégageait pas. Mais après chacun de ces rêves, elle avait ellemême franchi une étape et n'était plus tout à fait comme avant. Je précise qu'il s'est passé 5 ans entre notre première et notre dernière entrevue. |